XXV – La belle Dorothée, Charles Baudelaire, 20 mai 1859, Le Spleen de Paris

La belle Dorothée de Charles Baudelaire : introduction

La belle Dorothée est un poème en prose de Charles Baudelaire publié pour la première fois de façon posthume en 1869 ; deux ans après la mort de l’auteur.

Charles Baudelaire : biographie

Charles Pierre Baudelaire est né le 9 avril 1821 – 31 août 1867 à Paris et décédé le 31 août 1867 à Paris. Charles Baudelaire est reconnu depuis son vivant comme l’un des plus grands poètes français. Il était, également, essayiste, critique d’art et traducteur pionnier d’Edgar Allan Poe.

Son œuvre la plus célèbre reste le livre de poésie lyrique intitulé Les Fleurs du mal. Les Fleurs du mal exprime la nature changeante de la beauté dans le Paris en pleine période d’industrialisation (milieu du XIXe siècle). Le style très original de la poésie en prose de Baudelaire a influencé toute une génération de poètes, dont Paul Verlaine, Arthur Rimbaud et Stéphane Mallarmé, entre autres. Il est reconnu pour avoir inventé le terme de « modernité » pour désigner l’expérience éphémère de la vie dans une métropole urbaine, et la responsabilité de l’expression artistique pour capturer cette expérience.

Autres œuvres de Charles Baudelaire

• Du vin et du haschisch, 1851
• L’Art romantique, 1852
• Les Fleurs du mal, 1857
• Les Paradis artificiels, 1860
• Mon cœur mis à nu, 1864
• Petit poème en prose ou Le Spleen de Paris, 1869

La belle Dorothée de Charles Baudelaire : le poème en prose

Le soleil accable la ville de sa lumière droite et terrible ; le sable est éblouissant et la mer miroite. Le monde stupéfié s’affaisse lâchement et fait la sieste, une sieste qui est une espèce de mort savoureuse où le dormeur, à demi éveillé, goûte les voluptés de son anéantissement.

Cependant Dorothée, forte et fière comme le soleil, s’avance dans la rue déserte, seule vivante à cette heure sous l’immense azur, et faisant sur la lumière une tache éclatante et noire.

Elle s’avance, balançant mollement son torse si mince sur ses hanches si larges. Sa robe de soie collante, d’un ton clair et rose, tranche vivement sur les ténèbres de sa peau et moule exactement sa taille longue, son dos creux et sa gorge pointue.

Son ombrelle rouge, tamisant la lumière, projette sur son visage sombre le fard sanglant de ses reflets.

Le poids de son énorme chevelure presque bleue tire en arrière sa tête délicate et lui donne un air triomphant et paresseux. De lourdes pendeloques gazouillent secrètement à ses mignonnes oreilles.

De temps en temps la brise de mer soulève par le coin sa jupe flottante et montre sa jambe luisante et superbe ; et son pied, pareil aux pieds des déesses de marbre que l’Europe enferme dans ses musées, imprime fidèlement sa forme sur le sable fin. Car Dorothée est si prodigieusement coquette, que le plaisir d’être admirée l’emporte chez elle sur l’orgueil de l’affranchie, et, bien qu’elle soit libre, elle marche sans souliers.

Elle s’avance ainsi, harmonieusement, heureuse de vivre et souriant d’un blanc sourire, comme si elle apercevait au loin dans l’espace un miroir reflétant sa démarche et sa beauté.

À l’heure où les chiens eux-mêmes gémissent de douleur sous le soleil qui les mord, quel puissant motif fait donc aller ainsi la paresseuse Dorothée, belle et froide comme le bronze ?

Pourquoi a-t-elle quitté sa petite case si coquettement arrangée, dont les fleurs et les nattes font à si peu de frais un parfait boudoir ; où elle prend tant de plaisir à se peigner, à fumer, à se faire éventer ou à se regarder dans le miroir de ses grands éventails de plumes, pendant que la mer, qui bat la plage à cent pas de là, fait à ses rêveries indécises un puissant et monotone accompagnement, et que la marmite de fer, où cuit un ragoût de crabes au riz et au safran, lui envoie, du fond de la cour, ses parfums excitants ?

Peut-être a-t-elle un rendez-vous avec quelque jeune officier qui, sur des plages lointaines, a entendu parler par ses camarades de la célèbre Dorothée. Infailliblement elle le priera, la simple créature, de lui décrire le bal de l’Opéra, et lui demandera si on peut y aller pieds nus, comme aux danses du dimanche, où les vieilles Cafrines elles-mêmes deviennent ivres et furieuses de joie ; et puis encore si les belles dames de Paris sont toutes plus belles qu’elle.

Dorothée est admirée et choyée de tous, et elle serait parfaitement heureuse si elle n’était obligée d’entasser piastre sur piastre pour racheter sa petite sœur qui a bien onze ans, et qui est déjà mûre, et si belle ! Elle réussira sans doute, la bonne Dorothée ; le maître de l’enfant est si avare, trop avare pour comprendre une autre beauté que celle des écus !

La belle Dorothée de Charles Baudelaire : Analyse

Le poème « La belle Dorothée » est un poème en prose dans lequel Baudelaire exprime son amour et son admiration pour une esclave affranchie en quête de liberté pour sa sœur.

Baudelaire commence dans ce poème par poser le décor, il s’agit d’une ville en plein midi ; un ville engourdie, « stupéfié », presque écrasée sous le poids de la chaleur. Le soleil est en effet au Zénith : sa « lumière est droite et terrible ». Sous une telle chaleur personnes n’ose s’aventurer dehors ; Baudelaire d’emblée place le lecteur dans une position de spectateur, en effet, le narrateur de cette scène n’est pas Baudelaire lui-même ; il pourrait s’agir d’une histoire racontée autour du feu, ou autour d’un arbre ; comme c’est le cas avec l’arbre à palabres dans les pays de l’Afrique de l’Est. D’ailleurs la forme donnée à ce poème est proche de celle du conte, récit, particulièrement, apprécié en Afrique de l’Est ; notamment sous la forme orale. La région dans laquelle Baudelaire situe l’histoire est l’Afrique de l’Est ; pour preuve l’expression « Cafrine » dans l’antépénultième paragraphe de ce poème en prose. Cafrine est, en fait, le féminin de Cafre. La Cafrerie étant au XIXe siècle, une région qui s’étendait tout au long de l’océan indien.

Baudelaire, mets l’auteur dans une position de hauteur. En effet, dès le second paragraphe on apprend que Dorothée fait « sur la lumière – du soleil – une tâche éclatante et noire. ». Dans cette situation, cette tâche ne peut être vue que de hauteur ; autrement on verrait une forme avancer vers lui et pas une tâche. Ce choix est assez maladroit ; car Baudelaire positionne son lecteur ; européen en hauteur vis-à-vis de son héroïne ; on pourrait dire au-dessus.

L’association des deux termes contraire « éclatant » et « noire » n’est pas anodine. L’emploi du mot éclatant fait sans doute référence au contraste physique que peut représenter cette femme à la couleur foncée dans un Paris sous le soleil donc lumineux ; mais également le contraste entre l’engourdissement que connaît la ville et la fierté et l’étonnante vivacité que dégage la belle Dorothée ; éclatante serait ici un synonyme d’imperturbable.

C’est cette fierté, ce courage, cette ténacité que célèbre Baudelaire dans ce poème. Pour exprimer cette force et cette fierté, Baudelaire utilisera la description de la démarche de la belle Dorothée. Pour mieux faire comprendre au lecteur ce dont il s’agit, il prend le temps de décrire les moindres détails de la démarche et de l’habillement de la belle. Forte dans la démarche et fier dans l’habillement. Car, malgré ce soleil qui stupéfie la ville et qui la rend donc engourdie, donc privée de mobilité et de sensibilité ; et par là d’envie de sortir et de s’habiller pour la cause ; Dorothée, elle, reste coquette, comprenez qu’elle reste imperméable à ce soleil de plomb ; cet engourdissement générale.

Si la belle Dorothée semble avoir une démarche triomphante et paresseuse il n’en est rien de sa faute. Baudelaire prend soin de décrire la démarche et l’attitude de la belle Dorothée ; mais comme pour l’excuser ; car si elle semble se dandiner en marchant mollement ceci est du uniquement à sa morphologie ainsi ; le balancement mou du torse est le résultat d’un torse trop fin pour des hanches trop larges. La tenue de la tête qui donne l’impression que la belle Dorothée cherche à montrer qu’elle est triomphante ; n’est due qu’au poids de sa lourde chevelure qui penche sa tête en arrière ; lui donnant cette air triomphant et paresseux.

Non, c’est tout le contraire la belle Dorothée est une débrouillarde, une travailleuse ; loin d’être paresseuse ; pour preuve dans cette lourde chaleur, sous ce soleil au zénith, Dorothée marche fière et forte ; toute coquette. Car cette chaleur n’empêche pas à Dorothée d’être belle. Où va Dorothée sous cette chaleur ; habillée coquettement et d’un pas si fier, cette question hante l’esprit du lecteur après avoir lu les premiers paragraphes du poème. La réponse se trouve dans la deuxième partie du poème : peut-être a-t-elle rendez-vous avec un jeune officier… pour lui vendre ses charmes ; mais attention si la belle Dorothée s’en va d’un pas fier et coquettement habillée chez cet officier pour lui vendre ses charmes ; ce n’est pas par amour de l’argent facile ; non c’est pour acheter l’affranchissement de sa petite sœur dans cette région où l’esclavage devrait être aboli ; mais ne l’est pas. C’est qu’à la coquetterie et à la fierté ; il faut ajouter aux qualités de la belle Dorothée le dévouement et l’amour filiale inconditionnel.

La belle Dorothée : suggérer l’infamie pour exprimer la noblesse

Baudelaire dans ce poème se joue de son lecteur ; il suggère l’infamie en début de poème. En faisant apparaître la belle Dorothée comme une « catin » qui en plein midi est prêt à sortir de chez elle pour l’unique raison d’aller « faire une passe » ; mais en avançant dans le poème on se rend vite compte que le poète cherche à blanchir la réputation de la belle. Jusqu’à en faire une sœur dévouée prête à vendre ce qu’elle a de plus précieux pour faire affranchir sa petite sœur de la main d’un maître hors-la-loi ; l’abolition de l’esclavage étant déjà proclamée depuis bien des années.

Il s’agit pour Baudelaire de montrer que l’apparence est trompeuse ; celle que l’on pensait être une « catin africaine » est en fait une sœur au grand cœur et l’officier qu’on pourrait penser « noble » par définition, n’est en fait qu’un esclavagiste hors-la-loi.

La belle Dorothée : un conte africain

Chose assez rare dans l’œuvre de Baudelaire et dans celle de l’ensemble des écrivains du XIXe siècle ; Baudelaire situe le poème en prose en Afrique. Ce qui pour l’époque est une sacrée révolution. Tout le travail de Baudelaire dans ce texte est de transporter le lecteur parisien dans une Afrique ; dans un passé récent (qui ne l’est pas, d’ailleurs) qui lui paraît si lointain. Baudelaire met au visage du parisien toute son inhumanité. C’est là l’un des principaux coups de maître de ce chef-d’œuvre.

La belle Dorothée : la Beauté cafrine mit au même plan que la beauté parisienne

Enfin, chose encore plus rare, et sans doute unique pour ce XIXe siècle Baudelaire met la beauté parisienne sur le même plan que la beauté cafrine ; c’est-à-dire africaine. En effet, en faisant demander à la belle Dorothée à son officier si les « belles dames de Paris sont toutes plus belles qu’elle. ».

La belle Dorothée : une histoire qui me touche personnellement.

Ayant réalisé mon arbre généalogique, j’ai appris que Dorothée fut le nom donné à une de mes ancêtres à sa sortie de la traversée transatlantique durant l’année 1814.

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Max Brun
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