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Aurélien BELLANGER : Biographie

Aurélien Bellanger est né en 1980 et a grandi à Barantin (Normandie) et dans l’Essonne. Après des études de philosophie, un mémoire sur le Raymond Roussel de Foucault, un autre sur le principe d’identité des indiscernables et une inscription en thèse sur la métaphysique des individus possibles (qu’il n’a jamais terminée), il devient vendeur chez Virgin, puis libraire à L’Arbre à lettre, rue Mouffetard. Il décide ensuite d’abandonner son travail pour se concentrer sur l’écriture et publie en 2010 aux éditions Leo Scheer son essai Michel Houellebecq, écrivain romantique. Deux ans après, son premier roman, La Théorie de l’information, sort chez Gallimard. Bellanger se revendique de tradition balzacienne, ce qu’il confirme dans ses romans suivants, L’Aménagement du territoire et Le Grand Paris, dans lesquels il continue d’ausculter la France contemporaine en s’intéressant à la vie des hommes et des femmes pris dans les choses, les modes et les techniques qui constituent l’air du temps. Il est également, depuis 2017 chroniqueur aux Matins de France Culture.

Le Grand Paris : Présentation

Le livre raconte l’histoire d’Alexandre Belgrand, jeune banlieusard des Hauts-de-Seine qui, après de études en école de commerce, devient urbaniste au service du Prince (avatar littéraire de Nicolas Sarkozy). Il gravit ainsi les échelons du pouvoir et devient le grand penseur d’un projet monumental : intégrer les périphéries au centre parisien afin de créer le Grand Paris.

Le Grand Paris : Résumé

Alexandre Belgrand grandit dans le 92, dans la crainte mythique du 93 qu’il fantasme comme une jungle urbaine violente et délaissée. Dès son enfance il sent la puissance mystique qui émane des grands ensembles glacés de la Défense ou des dalles de Cergy-Pontoise, l’extase religieuse que l’on peut éprouver au contact des perfections symétriques et fonctionnelles de la ville. Après des études de commerce, il décide de devenir urbaniste. Belgrand s’inscrit en thèse sous la direction du professeur Machelin.

Ce dernier l’initie alors à un projet théologico-politique auquel il pense depuis plusieurs années et qui viserait à rendre à Paris sa gloire d’antan en opérant une révolution urbanistique qui en ferait la nouvelle Jérusalem de la modernité. Alors que Belgrand a été envoyé en Algérie pour parfaire sa formation, Machelin se suicide et laisse à son disciple le soin de prendre sa succession. Belgrand rentre alors dans le cabinet du Prince, déménage du 92 au triangle d’or et devient conseiller technique aux grands projets d’aménagement. Entre le scintillement doré des boîtes de nuits et les bureaux cossus du triangle d’or, il développe ses plans et propose d’intégrer au projet du Grand Paris le Grand Paris Express (extension des lignes de transport et des métros aux périphéries).

Il s’agit, à travers cette œuvre, de faire du Prince le grand homme d’un empire nouveau dont Paris serait le centre rayonnant, et d’être lui-même, Belgrand, l’architecte de cette histoire nouvelle bâtie dans le béton. Mais ses ambitions et illusions se heurtent aux lois cruelles de la politique qui, du jour au lendemain, peut vous couper les ailes. L’ambitieux, une fois le projet rendu au Prince, se fait éjecter du cabinet et quitte le triangle d’or pour atterrir dans le 93. Le 93, Machelin avait contribué à le médiatiser comme zone de non-droit afin de lever la France contre un ennemi commun et donner à son projet la dimension épique d’une croisade chrétienne contre l’Islam et le territoire censé l’incarner.

Obligé d’y vivre, Belgrand prend conscience qu’il y a en réalité dans le 93 un terreau bien plus propice qu’ailleurs à l’émergence d’une pensée urbanistique saine, un lieu où il serait possible de réconcilier idéal de progrès libéral et conservatisme social en vue de regénérer la pensée et la politique des infrastructures de la capitale. Il rencontre Nadia, jeune entrepreneuse menant des projets de réforme de la finance islamique et se convertit à l’Islam. Il devient un anonyme parmi les anonymes, loin des rêves messianiques de grandeur et de progrès, dans l’attente qu’un jour, le 93 et Paris ne fassent plus qu’un.

Autres œuvres du même auteur :

– Houellebecq écrivain romantique (2010)
– La Théorie de l’information (2012)
– L’Aménagement du territoire (2014)
– Eurodance (2018)
– Le Continent de la douceur (2019)

Le Grand Paris – Avis

Il y a dans l’art romanesque d’Aurélien Bellanger l’intuition que l’expérience contemporaine, aboutissement terminal du projet moderne de domestication totale et absolue du monde, arraisonnement de tout ce qui n’entre pas encore dans les raies de la gestion humaine, se joue moins sur le terrain de l’exploration des singularités de chacun que des infrastructures qui modèlent et uniformisent ces singularités. De même qu’un « Kafka » faisait de ses protagonistes les fonctions désincarnées d’un piège bureaucratique dans lequel la décision individuelle ne compte plus, le héros bellangerien évolue dans un monde où les télécommunications, l’aménagement du territoire ou l’urbanisme ont remplacés le tunnel étroit du moi comme lieu d’investigation de quiconque s’occupe de sonder l’âme humaine.

Non que les sujets humains n’aient pas un rôle privilégié dans l’émergence, la configuration et l’usage de ces systèmes – ce sont bien ici Belgrand, Machelin, le Prince, Nivelle ou Nadia qui font avancer le récit – mais il apparaît que ce qui intéresse Bellanger est moins la texture de leur vie sensible, psychologique et affective, que la manière dont ils vont servir de vecteurs à un ensemble de réflexions, discours, théories qui viennent enduire et, finalement, exprimer, voire faire accéder à la parole le véritable personnage du roman : la ville – en l’occurrence Paris et sa périphérie –, reflet monstrueux d’une humanité dépassée par sa propre mégalomanie. À la relative désincarnation des personnages répond donc une forme de personnification des territoires, cartes, plans dans lesquels ils évoluent ; ou plutôt : la différence entre l’intériorité du sujet et l’extériorité de la structure qui le contient est floutée.

L’être humain des villes est, d’une certaine manière, le monde qu’il habite, dans la mesure où ce monde qu’il a créé est devenu si puissant qu’il – l’humain – ne sait plus très bien s’il en est le créateur ou la créature. Dans la croyance prométhéenne d’Alexandre Belgrand en l’urbanisme comme instrument de réalisation, sur terre, d’une cité de Dieu à visage humain, d’un monde entièrement artificiel et autonome, dans lequel se serait substitué à la transcendance divine une transcendance technologique, le reflet en miroir de l’humain dans un espace qu’il a lui-même créé et agencé, se dessine ironiquement les contours de ce que Bellanger tend à définir comme la continuation du projet entamé par la « modernité » : faire de l’humain l’architecte de sa propre divinisation, être à lui-même sa propre loi.

Le Grand Paris

À travers de longues phrases au lyrisme ciselé, Bellanger rend compte de l’ivresse ressentie par Belgrand devant l’hybris des constructions et ambitions de l’histoire occidentale récente, dans laquelle il essaie d’inscrire son nom en mettant en place le projet démesuré qui donne son titre au livre : l’extension du centre parisien sur ses périphéries, afin que la capitale, trop républicaine et muséale pour rivaliser avec les grandes métropoles libérales du monde nouveau – Londres ou New York –, retrouve une place centrale dans le grand jeu de la mondialisation. Ce goût pour le sublime s’accompagne néanmoins d’une constante distance ironique qui, loin de verser dans le moralisme, se contente de souligner avec une discrète mélancolie la vanité de ces grandes entreprises.

Cette vanité, Belgrand en fera d’ailleurs les frais, lui qui dans un premier temps croit pouvoir changer la face du monde et accomplir son destin démiurgique en grimpant jusqu’aux plus hautes sphères du pouvoir, mais se fourvoie dans les simulacres de la politique où il apprend à ses dépens qu’il n’est de place que pour un seul « grand homme » et que de ses rêves glorieux ne restera que ce qui peut servir à légitimer l’image de ce grand homme qu’il n’est pas. Ainsi se rejoignent à la surface du miroir la citée moderne, close, autonome, horizon transcendant au-delà duquel rien ne compte, et le monde politique, fait d’individus dont le seul but est d’imprimer leur visage à cette nouvelle divinité humaine, trop humaine.

C’est finalement dans le 93 que Belgrand trouvera le lieu de son salut. Tout au long du livre, la modernité occidentale est présentée comme une hérésie du christianisme arrivée à l’aube de son déclin. La pulsion religieuse a été peu à peu dévoyée jusqu’à ce que les sujets humains se prennent eux-mêmes, via le reflet que leur tendent leurs créations, pour objet de culte, avec en ligne de mire l’accession future à la cité de l’homme devenu Dieu. Dans la dernière partie du livre, Belgrand, déchu de sa place dans le triangle d’or, atterrit en Seine Saint-Denis, département à la marge du Paris de tradition chrétienne, dans lequel l’islam est bien implanté.

Il découvre alors une religion qui, au mythe du progrès et à l’eschatologie chrétienne, fondée sur l’idée d’un royaume toujours à venir, privilégie une spiritualité plus pragmatique, matérielle, et qui vise moins dans les infrastructures l’expérience individuelle transcendante – qui conduit paradoxalement à se perdre en tant qu’individu qui finit par s’identifier aux structures – qu’une gestion efficace. Alors que le christianisme serait fondé sur la dialectique de la présence et de l’absence de Dieu, le Coran proposerait une vision du monde plus attachée à « la brillance spontanée du réel » (p. 468), à la présence de Dieu dans les choses concrètes, à la gestion de ce qui est plutôt qu’à l’attente de ce qui doit advenir.

Au lieu de réimpulser dans l’être humain lui-même un besoin de religieux laïquement refoulé, Belgrand voit dans l’islam une possibilité de réinvention et de revitalisation de notre modernité agonisante.

Le Grand Paris

La spiritualité nouvelle, qui permettrait d’articuler et de canaliser besoin religieux et progrès technologique de manière équilibrée, ne viendrait pas alors du centre et de ses impostures politiciennes, mais bien des marges périphériques où grandissent les forces qui permettront de redonner sens au monde dans lequel l’Occident de tradition chrétienne s’est enfermé, en retissant un lien avec ce qui déborde l’humain.

Il faudra néanmoins se garder de lire dans Le Grand Paris un roman à thèse. Bellanger est avant tout un ironiste et ce qui l’intéresse semble moins être de défendre une ligne intellectuelle précise et unilatérale que de se servir de l’époque pour produire un ensemble de théories hétérogènes sans que jamais l’une soit invalidée par la suivante.

En ce sens, il s’agit véritablement d’un roman et non d’un essai déguisé en roman, car s’il y a bien une avancée du récit vers une sorte de conclusion, et donc de synthèse et d’ouverture finale. Aucune hiérarchie n’est faite entre les discours et points de vue, parfois contradictoires, défendus par chacun des personnages. Le réel, multiple, changeant et inélucidable, garde, en fin de compte, l’ambiguïté qui le constitue.

Le Grand Paris peut alors se lire comme une machinerie sophistiquée visant moins à faire sentir viscéralement l’époque dans ses micro-frémissements individuels et sensoriels, qu’à nous la faire traverser à grande vitesse via l’autoroute diffractée de la pensée théorique.

Sans doute peut-on ressentir là comme une frustration et un manque face à l’apparente glaciation émotionnelle de l’œuvre, mais pour peu que l’on accepte d’habiter un monde où l’humain s’efface derrière sa création, ne subsiste qu’à l’état de trace pensante disparaissant dans l’artificialité de son décor, il sera possible de percevoir dans cette prose a priori abstraite une chaleur et une vie toute particulière. La théorie, chez Bellanger, parce qu’elle traduit le regard que portent ses personnages – dont la présence disparaissante persiste malgré tout – sur le monde, se rapproche, plus souvent qu’on ne pourrait le croire, de la poésie.

Le Grand Paris : Incipit

« Je m’appelle Alexandre Belgrand. »

10 citations tirées du livre

« J’ai eu alors l’image exacte, parfaitement emboitée et précise de Cergy-Pontoise, et cette image allait demeurer pendant plusieurs années, bien après notre séparation, bien après d’autres aventures nocturnes, l’image la plus précise que j’ai jamais eu de l’amour – j’avais vu, ce soir, sur la fine passerelle, quelque chose prendre vie, s’envoler légèrement et devenir immense ; et cette chose, qui respirait presque, qui occupait tout l’espace de la nuit, n’était ni une création de mon cerveau ni, bien que je garde de ce moment une idée consolante et radieuse de l’urbanisme, une émanation de la ville, mais la certitude éphémère, en tenant entre mes mains les hanches mobiles et douces de Chloé, d’entrer dans la cité de Dieu. » p. 48

« La distinction primitive entre droite et gauche passait précisément ici : la droite entendait punir le criminel, quand la gauche entendait le rééduquer. Mais les deux positions portaient en réalité toutes deux l’idée d’une guérison de l’Univers entier à travers un traitement spécifique appliquée au corps du coupable. » p. 100

« J’arrivais dans la zone du pouvoir et de ses grandes solitudes, là où le jeu démocratique des reflets et des ressemblances était brisé par l’ambition de ces hommes qui avaient décidé de ne plus croire qu’en eux-mêmes – croyance qui finissait par les rendre jaloux de leur propre personne. » p. 103

« Le sacré mécanique des villes modernes, des monstres d’organisation plus sophistiqués que des cerveaux humains et pourtant animés par des créatures aveugles, vivant à ras de terre comme des insectes rampants. (…) Elles sont des messages adressés aux dieux – ou que les dieux nous adressent. Nous autres, urbanistes, nous parlons aux Dieux plutôt qu’aux hommes. » p. 134

« Je n’aimais pas le politique, le politique immense et pur comme une gelée blanche, la longue toge qui cachait presque entièrement les hommes mais sur lequel leurs têtes roulaient librement comme des billes sur un espace blême et isomorphe. Mais j’avais découvert, pendant la campagne, un monde plus tourmenté et plus amusant que ce paysage endormi des fins dernières et des nobles principes – j’avais découvert, au contact du Prince, les plaisirs de la politique, de la politique dite politicienne, de la politique indomptable, de celle qui, livrée aux hommes, les empêchait toujours d’atteindre leur idéal. (…) Pour des raisons complexes et qui dataient sans doute de la Révolution, les deux conceptions recouvraient à peu près en France le clivage gauche-droite : la gauche était du côté du politique quand la droite était politicienne – la gauche exigeait des citoyens quand la droite se contentait des hommes. » p. 224

« Juste avant que Paris ne devienne la première des villes modernes, juste avant que Paris ne devienne le lieu de l’invention de la modernité – processus que la Révolution française et la mort du roi avaient comme certifié –, il y avait eu un court instant de suspension, de regard rétrospectif, une brève cérémonie des adieux à l’ancien monde, comme si on avait anticipé le caractère inéluctable du phénomène urbain et l’artificialisation définitive de notre séjour terrestre. » p. 231

« En écoutant Nivelle parler de cet homme qu’ils avaient aimé ensemble, je comprenais peu à peu le pari désespéré qu’avait représenté le Prince pour elle, la dernière chance de croire à l’existence miraculeuse d’un homme moderne et libre, la dernière chance de la modernité elle-même de prouver qu’elle existait bien et qu’il pouvait exister, dans l’ennuyeuse histoire de la physique, des hommes encore capables d’incarner une liberté absolue et d’ouvrir autour d’eux la mer des hommes et des choses comme des héros bibliques. Nivelle était bien plus moderne que chrétienne, ou bien les deux termes étaient liés – la modernité comme hérésie chrétienne dont Nivelle était soudain, devant moi, dans le grand cube de verre du triangle d’or, l’allégorie inquiète. »

« J’opérais directement au niveau des temps géologiques, j’accomplissais une œuvre qui dépassait toute durée connue pour atteindre à la structure de l’espèce, à sa mise en danger, à sa projection sur la surface hyperbolique d’une ville conçue moins pour lui servir d’habitat que pour lui permettre d’accéder à un stade critique, terminal – l’extase religieuse de l’espace. Les villes modernes étaient les dernières et les plus grandes des hérésies qu’on ait vues : la religion mise à nue comme une infrastructure. » p. 325

« Les banlieues étaient à la fois les frontières de la ville et le centre renouvelé de l’expérience humaine – le lieu de toutes les mutations. La violence de la ville devait être le dernier paysage, le lieu de révélation, par lui-même et pour lui-même, de la nature de l’homme, son environnement exclusif, à la fois le seul où il puisse vivre et le seul qui puisse encore l’informer de ce qu’il était vraiment, en le retenant loin des fausses extases romantiques du paysage naturel. (…) Je devais finalement donner raison à la caricature célèbre que j’avais aperçue adolescent dans mon manuel de lettres, caricature qui montrait Foucault, Lacan, Lévi-Strauss et Barthes en plein dîner anthropophage : l’état de nature était proche, les raffinements terminaux de nos civilisations urbaines tendaient tous vers ce point effrayant où nature et culture, après la parenthèse moderne, se seraient à nouveau rejointes et où la ville, lieu manifeste de liberté, n’exprimerait plus qu’un obscur et vénérable fatalisme – où la ville serait le théâtre mélancolique d’un monde sans dieux, sans hommes et sans réparation possible. » p. 374

« J’ai réalisé alors que c’était précisément cette idée de la ville qui avait été prise pour cible le 11 septembre 2001, le rêve d’une seconde Babel, d’une seconde Babylone, celui d’une incarnation terminale des idéaux modernes dans une structure unique autonome, celui d’un lieu où les promesses théoriques de la ville étaient enfin matérialisées – et le postmodernisme, moins qu’un retour des âges anciens, avait été ce moment étrange où ces idéaux seraient rendus définitivement habitables, le point de non-retour de l’histoire humaine, l’instant où l’humanité avait commencé à trouver, en elle-même, plutôt que dans le monde trop lentement dévoilé des sciences naturelles ou trop brutalement révélé des religions du livre, l’unique lieu où elle désirait vraiment vivre. » p. 381

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Aurélien Bedos
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