James Baldwin, 1956

Éditions Payot & Rivages, 2015, traduction Elisabeth Guinsbourg

La chambre de Giovanni de James Baldwin : introduction

Découvrez la chronique rédigée par Mathis Berchery sur le livre La chambre de Giovanni de James Baldwin.

En lisant La Chambre de Giovanni, au moment charnier du passage d’une année à l’autre, au moment où l’on prend traditionnellement des résolutions, ce deuxième roman publié de James Baldwin inciterait le lecteur à se résoudre à ne plus fuir, à accepter son corps et ses passions.

James Baldwin : biographie

James Arthur Baldwin était un écrivain américain, romancier, dramaturge et poète, auteur d’essais et de nouvelles. Il publie un premier roman qui fera sa renommée en 1953, Go Tell It on the Mountain (La Conversion), explorant la vanité de la foi dans la société inégalitaire et raciste du Harlem des années 50. Harlem, ce quartier de New-York qui a vu naître Baldwin en 1924, où la pauvreté s’exprime, où son père adoptif, ouvrier et pasteur, l’élève dans la brutalité et la religion, et où à dix ans il fut harcelé et abusé par deux policiers du NYPD.

À 14 ans il se convertit au christianisme et devint prêcheur. Toutefois, à la fin de son adolescence, il se rendit compte que les principes chrétiens ont favorisé le système esclavagiste et conservent les oppressions racistes, sexuelles et de genre. À 20 ans il abandonna donc la religion pour la littérature, s’y adonna tout en enchaînant des jobs alimentaires. Cette période d’écriture est recueillie dans son œuvre Notes of a Native Son (Chronique d’un pays natal), publiée en 1955.

En 1948, il quitta les États-Unis pour Paris, où il vécut la majeure partie de sa vie jusqu’à sa mort à Saint-Paul de Vence en 1987.

La Chambre de Giovanni : présentation

La Chambre de Giovanni est un roman qui met en scène un jeune homme états-unien qui quitte New-York pour Paris, fuyant un carcan familial et social oppressant qui brime son identité sexuelle. En effet, David, le narrateur, est homosexuel – bien que ce mot ne soit jamais utilisé dans le livre – et cette vérité est pour lui une peur, un mot qui revient régulièrement, lié aux corps que David rencontre et étreint.

La narration est organique, elle navigue dans le temps comme dans les souvenirs de David, qui, contemplant la campagne à travers une fenêtre au début du livre, se souvient, confie son récit amer.

Le livre avance au rythme de dialogues nombreux, réalistes et parfois lyriques, mettant en mots et en contraste badinages séducteurs et tirades passionnelles, relations de pouvoir et déchirements amoureux.

La Chambre de Giovanni est un cocon, le lieu d’une vie de couple homosexuel que David n’accepte pas pleinement, gardant ambiguë la réalité de sa vie sentimentale et secret son engagement auprès d’une femme. Le livre est le récit d’une fuite identitaire permanente et d’une confrontation culturelle entre un Américain et un Italien, tous deux expatriés en France et confrontés au problème de l’argent et du travail, de la rencontre d’habitudes et de valeurs qui diffèrent. Baldwin se charge d’exposer ces problèmes de manière critique, dressant des portraits précis, portés par une langue simple, délicate, et juste, où surgissent régulièrement des phrases puissantes, des armes pour la réalité.

Autres œuvres de James Baldwin :

  • La prochaine fois, le feu (The Fire Next Time) – 1963;
  • La conversion (Go Tell It on the Mountain) – 1953 ;
  • Face à l’homme blanc (Going to Meet the Man) – 1965 ;
  • Chronique d’un pays natal (Notes of a Native Son) – 1955;
  • I Am Not Your Negro – 2017 ;
  • Chassés de la lumière (No name in the street) – 1972 ;
  • Si Beale Street pouvait parler (If Beale Street Could Talk) – 1974 ;
  • Harlem Quartet (Just Above My Head) – 1979 ;
  • Retour dans l’œil du cyclone (The Cross of Redemption : Uncollected Writings) – 2010 ;
  • Meurtre à Atlanta (The Evidence of Things Not Seen) – 1985.

La Chambre de Giovanni : résumé et avis

Le roman est composé de deux parties : une première qui introduit David, son rapport à son père viril et alcoolique, à sa tante qui voit bien en lui autre chose que l’homme qu’espère son père ; sa première expérience homosexuelle qui le hante et qui est une des raisons de sa fuite vers la France où il rencontre Hella, une femme qu’il veut bientôt épouser.

Puis, ses sorties parisiennes dans des bars gays, sa résistance aux avances, sa rencontre et son abandon à Giovanni ; la deuxième partie raconte la vie de couple dans la petite chambre de bonne de Giovanni, place de la Nation, la routine qui déplaît à David, les échanges épistolaires avec son père curieux de savoir ce qui le fait rester en France, les échanges aussi avec Hella partie en Espagne pour se décider à épouser ou non David, son retour et l’abandon de Giovanni, la tristesse et la ruine relationnelle du fait de l’inavoué.

Le rapport au corps

Dès le premier chapitre, James Baldwin dresse le rapport de David à son corps et aux regards qui peuvent peser sur lui. D’abord celui de son père, homme viril, à l’éducation patriarcale et hétérosexuelle, avec qui le dialogue est réduit au minimum, la confidence inexistante. Ensuite Joey, la première expérience sexuelle de David, avec un garçon, la fièvre complice qui les prend tous deux un après-midi, puis la peur, un mot qui revient ponctuellement dans le livre, un sentiment qui hante David, motive sa fuite permanente, et qui a ses racines dans le regard de ce père qui attend de son fils qu’il soit un homme, un vrai, alors que la binarité de la vérité n’est pas si réelle.

Le livre est porté sur les sensations, les effets du corps d’un autre sur soi, l’écœurement ou le désir qu’il procure, l’influence de l’environnement, la haine qu’il peut produire, l’abandon de soi qu’un corps peut induire, l’effondrement des résistances de la pensée pour les passions du corps. C’est, pour la première fois, le corps de Joey et la chamaille qui finit en acte d’amour.

La rencontre avec Giovanni

C’est ensuite Giovanni, lorsqu’arrivé à Paris et ayant fait appel à Jacques, un homme plus âgé qui s’était proposé de l’aider et qui a clairement des vues sur lui, David se retrouve à sortir dans les bars gays, à se faire draguer et à rencontrer Giovanni, serveur d’un bar géré par Guillaume, ami homosexuel de Jacques qui aime profiter de son pouvoir de riche gérant, héritier d’une grande famille française, pour avoir des relations sexuelles avec ses serveurs, moyennant du travail. Giovanni en souffrira, se laissant guider par une sorte d’instinct de survie propre aux villes contemporaines où l’argent et le travail sont les moteurs des relations, l’essence de la vie. Ainsi Baldwin dépeint-il les jeunes gens tentant de se faire remarquer et entretenir par ces « vieilles folles » en quête de quelques minutes de gloire.

Giovanni souffrira aussi des secrets de David. David attend la réponse de Hella à sa demande en mariage. Dans cette attente, il s’abandonne à Giovanni, commence une vie de couple qui tantôt l’emplit de joie tantôt de haine. Cette joie est l’épanouissement du corps dans la sexualité, le désir et la complémentarité de Giovanni et David. Et la haine est celle du lieu, de cette chambre qui bientôt répugne David, est le stigmate de la pauvreté, de la décadence, le symbole même de cette peur qui l’habite. Baldwin plante David dans un ensemble de contradictions et d’actes incohérents qui caractérisent sa fuite perpétuelle et forment sa condition même d’être humain et son rapport aux autres.

Avec le retour de Hella, on atteint le paroxysme du non-dit et du refoulement. David raconte progressivement ce qu’il a fait pendant son absence, en omettant la réalité des sentiments qui l’ont pénétré, ainsi que les actes qui ont habité dans cette chambre en « colocation » avec Giovanni. S’il essaie de coller à l’image du couple et de la famille qui lui a été inculquée, ce qui remue en lui l’amène ailleurs. C’est alors avec la solitude et le regret qu’il devra converser, portant le poids pesant de la perte. Progressivement les mensonges transpirent de David lui-même, et sa vie avec Hella ne se fera pas non plus, incapable d’aimer sincèrement tant qu’il ne s’aimera pas lui-même. C’est par la bouche de Giovanni, dans une dernière entrevue, que cette vérité lui éclate à la figure : « Tu aimes ta pureté, tu aimes ta propre image […] Tu ne te donneras jamais à personne, tu ne laisseras jamais personne te toucher – homme ou femme. Tu veux rester propre. […] Tu veux quitter Giovanni parce qu’avec lui tu pues. Tu veux mépriser Giovanni parce qu’il n’a pas peur de la puanteur de l’amour. Tu veux le tuer au nom de toute ta sale petite morale hypocrite. » (p.199-200).

Incipit de l’oeuvre : La chambre de Giovanni

« Je me tiens debout à la fenêtre de cette grande maison, dans le sud de la France, tandis que tombe la nuit, la nuit qui mène à l’aube la plus terrible de ma vie. »

10 citations tirées du livre La Chambre de Giovanni

p.19 : « J’étais soudain conscient de la puissance de ses cuisses, de ses bras, des ses poings doucement serrés. […] Ce corps m’apparut soudain comme l’entrée béante d’une caverne à l’intérieur de laquelle je serais torturé jusqu’à la folie, dans laquelle je perdrais ma virilité. »

p.36 : « Ce qui se produisit fut que, sans comprendre la nature de mon ennui, je devins las de tout mouvement, las de ces mers d’alcool sans joie, la des amitiés grossières, faussement joviales, superficielles, las des errances à travers des nuées de femmes désespérées, las du travail qui ne me nourrissait qu’au sens le plus brutal et littéral. »

p.47 : « Tout ces hommes (et je connaissais cette voix, haletante, insinuante, plus haut perchée qu’une voix de femme, chaude, suggérant la moiteur mortelle, absolument immobile, suspendue au-dessus des marais en juillet), tous ces hommes, haleta-t-il, et si peu de femmes. Ça ne vous paraît pas étrange ? »

p.72 : « Partout des hommes, jeunes, vieux, entre deux âges, vigoureux, vigoureux jusque dans les diverses manières dont ils connaissaient ou connaîtraient leurs déchéances diverses ; et des femmes, compensant amplement par leur rouerie, leur patience, leur capacité à peser, à compter – et à vociférer – ce qui leur manquait en muscles, si tant est qu’elles en manquassent. »

p.75 : « Rien de ce qui se passe sous le dôme des cieux où elles siègent n’échappe à leur regard et si elles ont été surprises un jour par quelque chose, c’était par un rêve – et il y a bien longtemps qu’elles ont cessé de rêver. »

p.118 : « Nous étions tous deux d’humeur excessivement puérile et espiègle cet après-midi-là, et nous devions offrir un étrange spectacle, deux hommes adultes se bousculant sur le large trottoir et se crachant des noyaux de cerises au visage. Je me rendis compte que cette espièglerie était surprenante à mon âge, et que le bonheur dont il était issu l’était plus encore ; […] »

p.124 : « Car il n’était pas ici question d’habitude, ou de circonstances, ou de tempérament ; il était question de châtiment et il était question de douleur. »

p.131 : « Il me rappelait chez moi – peut-être que le chez-soi n’est pas un lieu mais une condition irrévocable. »

p.196 : « Je t’imagine, dans quelques années, traversant mon village au volant de l’horrible voiture américaine que tu auras sûrement alors et me regardant, nous regardant tous, goûtant notre vin et nous crachant dessus avec ces sourires vides que vous, les Américains, avez tout le temps sur la figure et que tu as tout le temps, et je t’imagine quittant le village dans un vrombissement de moteur et un crissement de pneus pour raconter à tous les Américains qu’il faut venir voir notre village qui est si pittoresque. »

p.211 : « La plupart des hommes arrêtés en relation avec cette affaire ne le furent pas en tant que suspects. Ils étaient soupçonnés d’avoir ce que les Français appellent, avec une délicatesse que je qualifierais de caustique, des goûts particuliers. »

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Mathis Berchery