Découvrez la chronique sur le livre « Je suis quelqu’un » de Aminata Aïdara rédigée par Aurélien Bedos

Aminata AIDARA : Biographie

Aminata AIDARA est une romancière d’origine italo-sénégalaise née le 20 mai 1984. Attirée par le monde des lettres, elle effectue des études supérieures en littérature française à l’Université Sorbonne Paris Cité en cotutelle avec l’Université de Turin pour le volet anthropologique. Elle y obtient son doctorat en 2016 avec une thèse intitulée : Exister à bout de plume : un recueil de nouvelles migrantes au prisme de l’anthropologie littéraire. Ses travaux représentent l’étude et l’aboutissement d’un concours littéraire intitulé « Exister à bout de plume », dédié aux jeunes issus de l’immigration.

En 2009, sa carrière d’écrivain se lance avec la publication de diverses nouvelles en français et en italiens. Elle recevra d’ailleurs le prix Premio Chiara Inediti en 2014 grâce à son recueil de nouvelles : « La ragazza dal cuore di carta » (La Fille au cœur de papier).
« Je suis Quelqu’un » est son premier roman, à la fois sensible et percutant, où elle retrace le passé et le présent d’une famille bouleversée par un secret enfoui au plus profond de son histoire.

Je suis quelqu’un : Présentation

Estelle, une jeune femme solitaire et sans attaches, passagère de l’existence, qui mène sa barque de squat en squat afin de ne jamais s’arrêter trop longtemps, par peur de perdre l’intensité et l’oubli qu’elle cherche dans l’absence de racines, apprend par son père l’existence d’un enfant né d’un adultère de sa mère alors qu’elle était jeune. Cette révélation va la pousser, presque malgré elle, à remonter le fil de son passé et de celui de sa famille pour comprendre les origines d’un mal de vivre qui la ronge depuis longtemps. En parallèle sa mère, Penda, femme de ménage dans un lycée, mène une existence toute de tendresse pour les élèves qu’elle côtoie, d’inquiétude pour ses propres enfants, de souvenirs, de blessures et d’espoirs amoureux.

Autre œuvre du même auteur :

– La Ragazza dal cuore di carta, Recueil de nouvelles, Piero Macchione Editore (2014)

Je suis quelqu’un : Avis

Le livre s’ouvre sur un arbre généalogique qui nous permettant de visualiser l’endroit où se situent les différents personnages dans le branchage familial. La lecture qui suit justifie en effet ce besoin de clarification initial tant elle progresse de manière labyrinthique. Si l’essentiel du récit tourne autour d’Estelle et Penda, l’auteure fait entendre, à travers ou entre elles, la voix d’une multitude de personnages secondaires dont la problématique existentielle diffère, mais qui, toujours, se débattent comme ils peuvent avec le poids d’une mémoire qui les hante et mine le sentiment qu’ils ont de leur identité.

Je suis quelqu’un, c’est la phrase, l’amorce de phrase qu’Estelle se répète alors que son univers se désagrège, perd de son sens, qu’un terrible secret remonte à la surface. Ce fameux secret la fait dévier de sa trajectoire pour remonter le cours du temps afin de comprendre de quel passé elle arrive et vers quel futur elle dérive.

En elle gronde la rage d’être sans cesse renvoyée à sa couleur de peau et aux significations qui, malgré elle, sont accrochées à son individualité par le regard des autres. Estelle refuse de se définir selon les cadres qu’on lui impose (« moi qui depuis toujours ne peux supporter d’être définie. » p. 97). Loin de certaines représentations dans lesquelles elle se sent prisonnière, fixée et figée, elle scande ce qu’elle est à travers l’intime mouvant de ses souvenirs, de ses sensations, de sa vie d’avant, à Dakar, de sa vie de maintenant, à Paris, de la vie errante qu’elle s’est choisie, unique, sienne, furtive, en marge et en vitesse, le plus loin possible des regards qui lui pèsent.

Je suis quelqu’un, c’est l’entame qu’elle reprend, de paragraphe en paragraphe, pour dire sa singularité et son irréductibilité à autre chose qu’elle-même. Autour et au creux de cette formule, de cette scansion qui ouvre le roman et qui, après que cette quête lui ait donné une nouvelle tournure (« Je suis avec quelqu’un, oui ! Moi-même ! » p. 349), le clôt, se greffent sous forme d’e-mail, de sms, de lettres, de journaux intimes, toutes ces voix autres, celles de Penda, Mansour, Cindy, Eric, ces voix qui elles aussi, à leur manière, disent le « quelqu’un » qu’elles sont.

S’esquissent ainsi d’autres destins, rapports à l’existence, choix de vie et manières de s’inscrire dans son rapport à sa couleur ou à ses origines. Penda, « la guerrière » et « la femme aux yeux tristes » (p. 50), qui a eu le courage de tout abandonner par amour, refaire sa vie, être quittée, recommencer, quittée à nouveau, continuer quand même sans argent à élever ses enfants, qui a appris à vivre avec le vide creusé par l’attente du retour possible de l’être aimé.

Mansour, le petit cousin fragile, qui suit le chemin inverse d’Estelle, décide de mêler l’intime au symbole lorsqu’au retour d’un voyage au Sénégal, il prend conscience que son africanité est, en France, synonyme de stigmatisation violente, et qu’il doit pour se trouver, retrouver ses racines. Cindy, noire américaine qui vit sur l’île de Gorée et fait le bilan d’une relation trente ans auparavant avec Steve, un avocat blanc, à qui elle reproche de ne jamais avoir vraiment essayé de comprendre leur différence. Eric, amour de Penda, toujours en partance, à sa place nulle part, culpabilisé par le fait d’être fils de harkis, travaillé par l’idée que ses parents furent « bourreaux et victimes à la fois » (p. 157).

Cette structure polyphonique permet à Aminata Aidara d’aborder certaines questions afférentes au thème de l’identité, telles que l’africanité, la francité ou encore le communautarisme, mais toujours de manière mobile, multiple et contradictoire. L’auteure est d’abord attentive à leurs singularités, aux sensibilités et histoires propres de ses personnages, à la poésie qui émane de leur vécu et, parfois, aussi, de leurs écritures.

La réflexion, ici, ne prend pas la forme du discours, elle ne cherche ni à convaincre, ni à démontrer, mais avance par petites touches impressionnistes, moins à travers des théories qu’à travers des émotions, sensations et souvenirs individuels. C’est sans doute ce que l’on peut attendre d’un bon roman, qu’il donne plus à sentir qu’à comprendre, pour que l’on puisse, peut-être, après, penser un peu plus juste.

Je suis quelqu’un : Incipit

« Quelque part, à Paris, une fille appelée Estelle rencontre son père. »

10 citations tirées du livre

« Estelle se dit qu’en l’espace d’une année l’existence peut se replier sur elle-même. Mais en réalité il suffit d’un mois ou d’un jour pour qu’elle s’écroule. Il suffit que quelqu’un décide de jeter sa vérité de trop dans le monde. » p. 25
« C’était des hommes qui avaient leur idée de voyage. Et qui m’ont fait perdre la mienne. » p. 51
« Moi je fais partie des gens de passage. Ceux qui s’échangent le vin des verres, portent deux écharpes ou aucune. Ceux qui bouffent des falafels au cinéma et courent vers de métros qui ne les attendent pas. Ces gens de passage qui parlent de casser les tablettes des mômes occidentaux et taxent des clopes tout le temps. Ceux pour qui l’important c’est d’essayer de communiquer et qui ne savent même pas la signification du mot « profiter » » p. 63
« Je ne suis pas un chien mais un animal du cinquième jour. Moitié oiseau, moitié poisson. Je ne nage pas bien et je vole mal. Je reste à fleur d’eau, pour pouvoir m’immerger si nécessaire. » p. 67
« Je mens : je n’ai jamais eu d’illusions, à part celle d’en avoir. Je m’épuise toute seule, de moi-même. » p. 83
« Je suis quelqu’un de libre. Je suis donc seule. » p. 89
« Je suis quelqu’un qui a toujours fui la police, même quand je n’avais rien à me reprocher. Parce que c’est surtout sur les trottoirs que l’Histoire se dissout. L’Histoire est éliminée par le sel qui absorbe les lacs de sang. Elle s’appelle épuration. » p. 108
« Avec Rosa, nous avons en commun d’avoir perdu tous les hommes de notre vie. De mon côté la raison en est très simple : j’ai jonglé entre trop d’attente et aucune attente. » p. 243
« Son regard de haine contenait une petite flamme d’amour. Alors j’ai cherché, avec discrétion, à m’y réchauffer. » p. 248
« Estelle sait juste une chose : que la lutte contre tout ce qui est double est une lutte jusqu’au dernier souffle et elle suit donc sa mort, ou sa renaissance, consciente qu’elle doit tout écouter, qu’une partie d’elle est ainsi destinée à disparaître. » p. 346

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Aurélien Bedos
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